L'escalier qui craque. Tous les soirs, juste avant d'aller
dormir. La lumière furtive, luciole prudente dans ma serrure. Et le souffle.
Ce souffle imperceptible qui se faufile là ou passent les
clés. La lumière se couche, passe sous la porte puis s'enfuit dans le couloir.
Lorsqu'il fait jour je regarde par ma fenêtre et je vois les
arbres en fleurs. Hier encore leurs bourgeons étaient scellés, froids, presque
morts.
Le soleil leur a redonné la vie et la sève a afflué,
gonflant leurs pétales jusqu'à ouvrir leur corolle.
Leur odeur volait jusqu'à moi, poussé par un vent frais qui
parfumait mes cheveux. Que seraient-elles devenues sans le regard du soleil ?
La nuit elles devenaient ternes et se repliaient sur elles-mêmes.
La nuit, un escalier qui craque.
Les gens changent aussi, parfois aussi vite que les saisons.
Je me suis vue, j'ai vu ma mère ternir.
La petite luciole.
J'ai vu la solitude entourer notre maison, comme l'hiver
enlace nos arbres. Les chemins de mon enfance se couvrir d'herbes et la maison
rétrécir.
Mon lit aussi semble avoir rétréci, j'en touche le cadre en
bois avec mon pied nu. Je regarde les ombres chinoises des arbres se découper
sur les murs de ma chambre. Soudain j'entends du bruit en bas. "C'est
lui". L'escalier craque, je me retourne dans ma couette et feins
l'endormissement le plus profond, les paupières crispées.
Mais j'entends ce souffle. Tout léger, qui file à travers la
serrure.
Lorsque je rouvre les yeux, la lumière s'est enfuie.
Au matin le soleil salue le bouquet sur la table de la
cuisine.
Jadis son regard glissait sur moi comme il glisse sur les
vitres, chaud, mais lointain, impalpable, beau. Lorsqu'il passe derrière moi je
sens une brûlure, ma chair se gonfler, comme une plante qui pousse entre mes
côtes. La chaleur me fait fondre, des gouttes acides me coulent dans les yeux.
Je sens poindre la migraine dans mes tempes, je me lève et cours chercher
l'ombre.
Hors de la cuisine, sous les arbres, sous mon arbre. Je
m'appuie sur son écorce, si ancienne, qui m'a vue grandir. Il a observé mes
jeux d'enfants, m'a vue courir autour de lui, vif satellite autour d'un astre
inaccessible. Il est tellement grand, même maintenant que j'ai grandi je dois toujours
lever la tête pour lui parler. Au fond de moi, j'aurais souhaité être sa fleur.
Le soir tombe, le ciel a le même couleur que le verre posé
sur le comptoir. Ce n'est pas du sang, c'est du vin que ma mère a renversé sur
le bois.
Sans doute est-il temps de dormir.
Je compte les feuilles de mon arbre que la lune dessine sur
mon plafond au dessus de mon petit lit.
Un éclat de voix se brise sur le carrelage de la cuisine. Un
silence. J'attends.
Le vent écarte mes rideaux et mon cœur accélère soudain sans
raison. Je n'entends que le cliquetis lointain d'une horloge, puis le sang dans
mes oreilles, comme une série de vagues, le vent dans les fleurs endormies,
l'herbe qui pousse. La nuit clôt ses paupières et la vague de sang se propage
dans tout mon corps, chatouillant l'extrémité de mes doigts. Ma tête part en
arrière et mon dos se cambre comme si la plante perçait ma cage thoracique. Mes
yeux y voient comme en plein soleil et éclairent l'arbre qui pousse, étendant
ses racines dans mes jambes jusqu'à crisper mes orteils dans un craquement.
Un craquement d'escalier.
Il est trop tard lorsque je me retourne et enfouis ma tête
dans l'oreiller. La serrure laisse passer un filet d'air. Je sens encore les
rideaux qui s'écartent, son souffle brûlant.
Les gens changent comme les saisons, hier encore les arbres
étaient en fleurs.